Procès de 80 cheminots marocains contre la SNCF : «Après les indigènes, c’est nous les chibanis !»

Lundi 19 Mars 2018

Si on ne se trouvait pas aux Prud’hommes de Paris, on se croirait dans un club du troisième âge, avec près de 150 têtes grises sur 200, les autres étant des ayants droit de chibanis (les ouvriers maghrébins immigrés de la première génération, ndlr), épouses ou enfants. «Je pensais que tous les chibanis avaient eu leurs droits» lance Adnane, 21 ans, étudiant en immobilier, là «juste» pour accompagner son père, qui ne lui «a pas trop parlé de l’affaire». Si, le 31 janvier 2017, la SNCF a été condamnée en appel pour «discrimination» salariale et professionnelle à l’encontre de 848 cheminots marocains qu’elle avait fait venir dans les années 1970 pour pallier le manque de main-d’œuvre, il reste 350 dossiers de cheminots en cours de traitement au CPH de Paris. Ce jeudi 15 mars, l’audience est consacrée à 80 personnes qui ont fait des départs -dits- volontaires, subis, selon eux. Le jugement pour ces chibanis au départ «anticipé» sera rendu le 1er octobre.

Mohammed Benatta, originaire d’El Jadida, est au premier rang pour soutenir ses compagnons chibanis. Là, «pour leur porter chance» puisqu’il a fait partie de la première vague triomphante de janvier. «J’ai travaillé de 1974 à 2006 pour la SNCF, aujourd’hui je suis en préretraite» dit-il. À 68 ans, malgré ses cheveux gris et son handicap (on ne saura pas si c’est à cause du rail qu’il boite), il relève la tête, «fier» d’avoir recouvré sa dignité à l’issue de ce procès emblématique.

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«La dignité», elle est sur toutes les lèvres ici, y compris dans la bouche de celles et ceux qui ne veulent pas «en» parler, en l’absence du père… En retrait, Imeini, 36 ans, assistante de direction à l’institut national du cancer, accepte de s’exprimer. Son père, Boujemaa, 66 ans, originaire de la ville de Meknès au Maroc, aurait été licencié un an avant sa retraite. «C’est la deuxième fois que je l’accompagne. C’est important pour moi car c’est symbolique plus que financier». «Sur 1 200 chibanis, seuls 10 ont connu une évolution de carrière» assure l’avocate.

Médailles à l’appui, tous ont contribué à développer le rail français. Deux chibanis, encore actifs à Saint-Lazare du haut de leurs 47 et 58 ans d’ancienneté respective, partent à la retraite en fin d’année. L’un, Ben Rahou Lhouccine, 64 ans, déplie précautionneusement son attestation de travail, qui date de mai 1973. Arrivé à l’âge de 20 ans en France, au service de la SNCF, il raconte comment il a formé des cheminots qui l’ont vite dépassé aussi bien au niveau de la classification que du statut. Il est passé par le triage à Noisy-le-Sec, la manœuvre dans les trains, l’aiguillage ou encore la fabrication de wagons.

Procès aux Prud'hommes, Les Chibanis contre la SNCF. Ben Rahou Lhouccine est toujours salarié de la SNCF, 45 ans d'ancienneté, il est entré à la SNCF en 1973.

Ben Rahou Lhouccine est entré à la SNCF en 1973.

Hayat, 65 ans, pose les choses avec une forme de naïveté : «J’aimerais comprendre pourquoi mon mari, après 42 ans de travail, de cotisations et trois maladies aux lombaires, aux mains et aux genoux, touche si peu par rapport à ses collègues français de souche». «Le sentiment d’injustice est là, il est réel. Pourquoi on serait tous là s’il n’y avait pas d’inégalités» ajoute Mohcine, la quarantaine, peintre qui vient représenter son père, décédé en 2007. «Quand je pense qu’il a travaillé pour la SNCF pendant 45 ans et que ma mère touche en son nom une retraite de 300 euros…».

Issam, 26 ans, est venu avec ses deux sœurs Nait-Touche et Mona, pour leur père, décédé. En tant que cheminot à la SNCF depuis cinq ans, il se sent doublement concerné. Tout ce qu’il sait se résume en une phrase : «Mon père a passé au moins vingt ans à la SNCF, et il a eu un accident de travail grave en accrochant des wagons. Ce sont d’anciens collègues à lui qui nous ont prévenus via une association.» Ils ne l’auraient pas su sinon.

À l’issue de l’audience, on croise Leila, 35 ans, dans la finance, venue de Belfort avec son beau-père, «Monsieur Kouzzeir», 69 ans, amputé d’une jambe en 1992 à la suite d’un accident de travail sur les voies. «Écrasée par un train». Il est assis dehors sur un muret, seul avec sa canne, à l’issue de l’audience, quand le chibani de la première vague Mohammed Benatta l’attrape par l’épaule : «Si Kouzzeir !» (Monsieur, en arabe). «Tu te souviens de moi, de Belfort ?». À ce moment-là, les deux chibanis ont dans les yeux une lueur, qui n’a rien de gris. «Après les indigènes, c’est nous les chibanis !», répète à deux reprises «Si Kouzzeir», fier de sa formule, à son collègue retrouvé.

Procès aux Prud'hommes, Les Chibanis contre la SNCF. Monsieur Kouzeir, aujourd'hui retraité, a perdu une jambe en accident du travail.

Monsieur Kouzzeir, aujourd’hui retraité, a perdu une jambe en travaillant sur les voies.

«J’étais obligé de partir à 55 ans… Après mon accident, j’ai été reclassé au bureau mais ils m’ont fait cumuler trois postes. À la fin de la journée, ma prothèse était pleine de sang. Je suis meurtri physiquement mais aussi moralement. À la SNCF, ils disaient qu’on ne savait pas lire… On lisait tout : Hugo, Zola et compagnie.» Il poursuit : «Mais vous savez, je n’espère rien». En se déplaçant jusqu’ici, après 2h30 de train de Belfort, c’est finalement sa vie qu’il a revue défiler tout au long de la plaidoirie. «C'est la reconnaissance qu’il semble rechercher», glisse sa nièce. Avant de monter à bord de son taxi, il nous confie : «La SNCF, je l’ai aimée comme ma famille et je n’ai même pas eu droit à un "merci pour vos loyaux services".» Ses trois fils travaillent aujourd’hui pour la SNCF.

Dounia Hadni

Source : http://www.liberation.fr/france/2018/03/17/proces-...